Université de Liège, Faculté des Sciences Sociales, 26 et 27 mai 2016
SITE : http://events.ulg.ac.be/jeunes-culture
Dans le monde francophone, les politiques de jeunesse et les politiques culturelles tendent actuellement à converger. Nombre de propositions sont émises en vue d’une articulation plus étroite des actions destinées à la jeunesse dans les forums dédiés à la citoyenneté culturelle des jeunes (Québec), dans les groupes de travail en charge d’une planification et de coordination des politiques locales (Plan «Jeunesse» de la Communauté française de Belgique), dans les analyses et commentaires qui ont suivi la publication de plans d’action (Livre vert du Haut-Commissaire à la Jeunesse en France).
La rencontre d’intervenants « du terrain » semble confirmer qu’à l’heure actuelle, les politiques de jeunesse et les politiques culturelles coexistent sans être nécessairement coordonnées. Il y a pourtant un lien étroit entre le temps de la jeunesse, la sociabilité et la consommation d’activités culturelles : la période des études supérieures et de l’entrée dans la vie professionnelle constituerait « une parenthèse culturelle enchantée » (Dal et al., 2015 : 22) qui se réoriente avec les engagements conjugaux et parentaux. Bien plus, les projets artistiques seraient un lieu privilégié d’engagement des jeunes, parce qu’ils leur permettent une réelle prise d’autonomie et une inscription dans une démarche collective (Toche, 2009). Dans une visée d’émancipation sociale, l’accès à la culture est promu parce qu’il ouvrirait l’opportunité d’une appropriation de valeurs d’enrichissement, de communication, de création, de production, d’imagination, d’action collective (Meyer-Bisch, 2013). Dans une visée d’éducation citoyenne, l’expression artistique pourrait soutenir le vivre-ensemble dans un contexte où diverses formes d’identités culturelles, ethniques, nationales, religieuses et post-nationales ont vu le jour dans l’espace public (Martiniello, 2014). Pourtant, les matières artistiques et culturelles n’occupent qu’un rang mineur ou subalterne dans les priorités politiques, y compris dans les politiques de jeunesse. Pourquoi ?
Il serait tentant d’invoquer les évolutions du marché de l’emploi et les glissements démographiques dus au vieillissement de la population et aux mouvements migratoires. Les préoccupations artistiques et culturelles sont secondaires comparativement aux enjeux d’orientation, d’autonomie, de logement, d’engagement citoyen, etc. Si elle n’est pas délaissée, la culture est considérée comme un medium, un support ou un adjuvant pour l’inclusion sociale des jeunes, comme un outil de lutte contre la pauvreté : les synergies entre la culture et les politiques sociales, urbaines, éducatives, de jeunesse, démultiplieraient l’impact de ces politiques (Lebon, 2013 : 22).
Il serait audacieux de poser l’hypothèse que les pouvoirs publics ont pris acte d’une forme de « privatisation » de la culture, du fait de la diffusion des technologies numériques qui refaçonnerait l’usage du temps libre des individus. Désormais, l’offre culturelle inclut une « culture d’écran » (Donnat, 2009), que la prolongation du temps de la formation contribue à consolider. Les démarches de création artistique et culturelle s’expérimenteraient sur de nouvelles scènes virtuelles, accessibles à tous et à moindre coût.
Il serait impertinent d’évoquer les modalités actuelles de régulation et de coordination des activités culturelles et de jeunesse, d’animation et de subventionnement des dispositifs locaux. A côté de l’Etat ou d’autres pouvoirs publics, un grand nombre d’opérateurs issus des mondes associatifs ou communautaires s’y côtoient. Et dans la réflexion qui entoure l’orientation ou l’impulsion à donner aux politiques de jeunesse, aux politiques culturelles et aux éventuelles connexions entre ces deux matières, il n’est pas acquis que les pouvoirs publics et les opérateurs locaux aient le même poids et la même capacité d’influence, que les logiques d’action des différents opérateurs soient d’emblée conciliables. La segmentation, le cloisonnement et parfois la dispersion des initiatives locales pourraient être préjudiciables à la mise en place d’une politique de jeunesse qui concoure à la réalisation de deux objectifs généralement prônés par les pouvoirs publics : la promotion de la participation sociale des jeunes et l’amélioration de leurs conditions de vie.
Faire se rencontrer les politiques culturelles et les politiques de jeunesse, les intervenants des deux secteurs ne va pas toujours de soi. Développer des logiques d’action commune n’est pas sans difficultés non plus.
Premièrement, quelle visée pour une politique culturelle de la jeunesse ? Mettre l’action culturelle au service d’un projet politique ? Démocratiser l’accès aux biens culturels ? Au risque de succomber à «l’emprise de la culture dite légitime qui fait de l’accès à la «grande» culture une affaire d’évangélisation sur fond de culpabilisation » (Heinich, 2011 : 43) ? Poser les bases d’une citoyenneté culturelle ? Mais quelle extension donner à cette citoyenneté dès lors qu’il est question de groupes d’individus qui ont déjà accès à la citoyenneté juridique (droits des enfants) et, pour partie, à la citoyenneté politique (majorité politique, droit de vote) ?
Deuxièmement, comment articuler l’idée de création, consubstantielle de la sphère culturelle, et celle d’expérimentation, associée à la construction contemporaine de la jeunesse en tant que période de la vie ? En d’autres termes : créer, est-ce la même chose qu’expérimenter ? Créer, est-ce endosser une responsabilité sociale et politique (Vander Gucht, 2014) ? L’émotion et l’expérience esthétique (Fleury, 2011) n’auraient-elles pas en elles-mêmes une vertu ou une valeur intégrative ? La culture, passée « à la moulinette » des dispositifs ou des institutions de socialisation, en ressortirait-elle appauvrie, édulcorée ? La culture hip hop mise au service d’objectifs de participation et d’inclusion sociales finirait par perdre son âme (Faure et Garcia, 2005). La pratique du skate ne s’enfermerait pas dans un skatepark : la rue est son terrain essentiel (Calogirou, 2005). Si l’expression et la création culturelles restent pour partie liées à des dispositifs institutionnels ou institués, tels que l’éducation artistique et culturelle au collège (Bozec et al., 2013), les animations théâtres ou musicales à l’école, les activités initiées par les maisons de jeunes,… sont-elles pour autant des avatars d’une forme scolaire d’éducation artistique ? Ces dispositifs restent-ils imprégnés des logiques de contrôle qui conforte les visées éducatives ?
Troisièmement, comment estimer les apports d’une politique culturelle de la jeunesse ? Souvent, les intervenants actifs dans les associations subventionnées par les pouvoirs publics dénoncent le poids
des logiques d’accountability : la création culturelle, le travail de jeunesse ne pourraient être déclinés ni vérifiés en indicateurs de performance, quantitatifs ou qualitatifs. Se pourrait-il alors qu’il soit possible de valider l’intervention et les engagements pris par l’émotion qu’ils suscitent, bien plus que par les gratifications éventuellement acquises ou escomptées ? Se pourrait-il aussi que, dans la mise en œuvre des activités culturelles de jeunesse, l’immédiateté, la communion dans une même sensation l’emportent sur la projection, la planification et la prospective ? L’émotion esthétique, inhérente à l’expérience artistique, pourrait-elle être à la base d’une (re)configuration de l’expérience juvénile, par exemple en un « art de vivre communautaire » (Ricard, 2000) ?
A l’inverse, la création d’un nouvel espace d’intervention, entre la culture et la jeunesse, pourrait être appréhendée comme une opportunité offerte à des cultures urbaines de se constituer, à la croisée de la démocratie politique et de la transversalité artistique (Duport, 2011). L’espace public aurait alors une place et un statut déterminants, lorsque des jeunes détournent le sens du mobilier urbain, inventent, innovent, créent de nouveaux usages de la ville (Calogirou, 2005) : c’est alors que la culture émerge en tant que « problème social » (Neveu, 1999) par l’action volontariste de différents opérateurs (professionnels, artistes, éducateurs, jeunes,…). Si la culture elle-même a fait l’objet de conceptions et d’approches historiquement situées (Genard, 2011), il y a fort à parier que les pratiques culturelles juvéniles ne font pas d’emblée partie des cultures légitimes, et par ailleurs y prétendent-elles? Ne révèlent-elles pas plutôt, comme cela a été suggéré plus haut, les contradictions ou les tensions « de principes socialisateurs culturellement hétérogènes » (Lahire, 2004) portés par les différents intervenants ?
Les échanges au cours de ces deux journées d’études aborderont quatre thématiques : les obstacles à la mise en œuvre d’une citoyenneté culturelle par les pouvoirs publics ; les tensions générées par la rencontre des logiques d’action portées par les intervenants «culture» et les intervenants « jeunesse » ; l’identification d’une orientation pédagogique propre à l’expérience artistique ; la construction de la culture juvénile (au sens plus restreint de création artistique) en tant que problème social ou problème public. Ces échanges seront également nourris de l’expérience propre à des intervenants en charge de deux dispositifs d’action où l’expérimentation des arts est pensée comme une façon d’agir sur des problématiques sociales et culturelle : le Laboratoire Artistique Populaire de l’association Keur Eskemm (Rennes) ; l’ASBL Lézarts Urbains (Bruxelles).
Ces journées sont destinées aux chercheurs, aux enseignants, aux décideurs politiques, aux intervenants en charge des dispositifs d’action et d’intervention dans les secteurs culturels et de jeunesse, ainsi qu’à tous ceux qui entendent mettre en œuvre, à l’échelle locale, une politique de jeunesse.
Références bibliographiques
Bozec Géraldine, Barrère Anne et Nathalie Montoya, 2013, « Les parcours La Culture et l’Art au Collège : enquête sur un dispositif d’éducation artistique et culturelle », Laboratoire CERLIS, Université Paris-Descartes
Calogirou Claire, 2005, « Réflexions autour des Cultures urbaines », Journal des anthropologues, 102-103, 263- 282.
Dal Cynthia, Demonty François et Justine Harzé, 2015, « Les pratiques culturelles en Fédération Wallonie- Bruxelles : regards croisés », Etudes. Politiques culturelles, n°5, mai, « Les publics de la culture », Observatoire des Politiques Culturelles, Fédération Wallonie-Bruxelles.
Donnat Olivier, 2009, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, La Documentation Française, Paris.
Duport Claire, 2011, « Des arts du hip-hop aux cultures urbaines. Entre démocratie culturelle, transversalités artistiques et revendication politique : une confusion des sens », in Coëllier Sylvie et Louis Dieuzayde (dir.), Arts, transversalité et questions politiques, Presses Universitaires de Provence.
Faure Sylvia et Marie-Carmen Garcia, 2005, Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, La Dispute, Paris.
Fleury Laurent, 2011, Sociologie de la culture et des pratiques culturelles, 2e édition, Armand Colin, Paris.
Genard Jean-Louis, 2011, « Démocratisation de la culture et/ou démocratie culturelle ? Comment repenser aujourd’hui une politique de démocratisation de la culture ? », Communication au colloque international Cinquante ans d’action publique en matière de culture au Québec, 4-5 avril, Université de Montréal, publication électronique, mise en ligne en février 2011, http://www.gestiondesarts.com/index.php?id=2121
Heinich Nathalie, 2011, « Puissance de la modération », Le Débat, n°164, mars-avril
Lahire Bernard, 2004, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte
Lebon France, 2013, « Politiques culturelles et lutte contre l’exclusion sociale », in Le rôle de la culture dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Service général de la Jeunesse et de l’Education permanente, Collection Culture Education permanente, n°19, Fédération Wallonie-Bruxelles, pp.22-24.
Martiniello, Marco, 2014, « Diversification artistique et politiques culturelles dans les villes multiculturelles. Introduction du dossier », SociologieS [En ligne], Dossiers, Diversification artistique et politiques culturelles, mis en ligne le 07 mars 2014, consulté le 30 octobre 2015. URL : http://sociologies.revues.org/4595
Meyer-Bisch Patrice, 2013, « Le droit de participer à la vie culturelle, premier facteur de liberté et d’inclusion sociale »), in Le rôle de la culture dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Service général de la Jeunesse et de l’Education permanente, Fédération Wallonie-Bruxelles, Collection Culture Education permanente, n°19, 53-80.
Neveu Erik, 1999, « L’approche constructiviste des « problèmes publics ». Un aperçu des travaux anglo- saxons », Etudes de communication, 22, « La médiatisation des problèmes publics », 41-58.
Ricard Bertrand, 2000, Rites, code et culture rock : Un art de vivre communautaire, L’Harmattan, Logiques sociales
Toche Olivier, 2009, « Ouverture des rencontres de l’Hiver à l’Eté », Avignon, 14 juillet, Consultable sur http://www.injep.fr/sites/default/files/documents/introduction_debat_avignon.pdf, Consulté le 20/10/2015.
Vander Gucht Daniel, 2014, L’expérience politique de l’art. Retour sur l’engagement artistique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
Comité scientifique d’organisation
Rosalie Aduayi Diop (Université Cheik Anta Diop de Dakar), Bernard Fusulier (Université Catholique de Louvain), Jean-Louis Genard (Université Libre de Bruxelles), Nicole Gallant (INRS Urbanisation Culture Société, Québec), Martin Goyette (ENAP Montréal), Jean-François Guillaume( Université de Liège), Emmanuelle Maunaye (Université de Tours), Mohamed Nachi (Université de Liège), Annie Pilote (Université de Laval, Québec).