« Fataliste », la sociologie ?

 

S.Beaud

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CHRONIQUE

« Fataliste », la sociologie ? Réponse à Jean-Michel Blanquer  (06/03/2020)

Stéphane BeaudProfesseur de sociologie à l’université de Poitiers, chercheur au Gresco

  • Fa
  • La sociologie a bon dos. Dans son livre d’entretiens avec Edgar Morin, « Quelle école voulons-nous ? La passion du savoir » (Odile Jacob/Sciences Humaines, 2020), Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Éducation Nationale, critique la sociologie française après avoir déclaré n’avoir « aucune hostilité de principe à l’égard de cette discipline » et bien connaitre Durkheim.

Citons-le plus longuement : « Je m’interroge sur certains de ses développements actuels en France et leurs usages dans l’éducation. Il me semble qu’il existe une tendance, dans la sociologie française, à lire la société à travers le seul prisme des inégalités. Or, comme en physique quantique, l’observateur a un impact sur la chose observée. Il arrive ainsi que certains sociologues finissent par renforcer les inégalités qu’ils dénoncent, en générant une sorte de pessimisme de principe. Il s’est créé en France, depuis un demi-siècle, une atmosphère de fatalisme qui se nourrit de cette sociologie-là, celle qui insiste sans arrêt sur ce qui régresse en matière d’égalité, sans jamais voir ce qui progresse. Je cite souvent le livre de Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? (La Découverte, 2002). Un jeune issu de l’immigration y explique qu’à force d’entendre parler de Bourdieu dans ses cours de Sciences économiques et sociales (SES), il a fini par intégrer l’idée qu’il n’avait aucune chance de réussir, parce qu’il venait d’un milieu défavorisé ! Je ne nie pas les inégalités, je ne verse pas dans une pensée positive naïve, mais je m’interroge sur cette sorte de délectation morose impérialiste dans laquelle se sont enfermés nombre de sociologues, et qui produit des cercle vicieux au sein de la société. J’y vois une dérive, qui ne valide pas du tout la démarche sociologique mais qui interpelle. J’adresse donc à la sociologie un questionnement ami : je lui demande ce qu’elle a fait de son projet durkheimien. »

Dans la mesure où le livre que nous avons écrit, 80 % au bac… et après ? (La Découverte, 2002) sert, aux yeux du ministre, d’exemple repoussoir pour disqualifier la sociologie française (réduite ici à Bourdieu), nous voudrions dans cette chronique répondre à ses propos en rétablissant un certain nombre de vérités.

La colère de Nassim

La première chose qui nous vient évidemment à l’esprit est que Jean-Michel Blanquer n’a pas lu ce livre de près. Ou alors il y a longtemps… Car il fait un contre-sens évident dans son interprétation des propos de cet « élève d’origine immigrée ».

Celui-ci s’appelle Nassim est, quand il est interviewé, il est âgé de dix-huit ans et élève en classe de Première B (ou ES). Benjamin d’une famille algérienne de dix enfants (le père a longtemps été ouvrier spécialisé à la chaîne de l’usine de Sochaux), il a grandi dans le quartier HLM de Granvelle, classé en ZUS/ZEP, et habite l’un des immeubles les plus dégradés de la cité. Lors d’un entretien approfondi que j’ai mené avec lui, en 1991, dans le cadre d’une thèse qui portait en partie sur la question de l’entrée au lycée des enfants d’ouvriers (et/ou immigrés) durant la pleine période d’application de la politique des « 80% au bac » (1990-95), Nassim se met, énervé, à commenter la dissertation de SES qu’il a dû écrire dans cette matière. Le sujet en est le suivant : « Malgré un accroissement de la mobilité sociale, la transmission du statut de génération en génération reste relativement rigide ».

« Tel père, tel fils ! Moi, je me suis dit non ! Pourquoi ça ! »

Nassim s’emporte alors et dit : « Franchement, il m’a écœuré ce sujet, il m’a pas inspiré du tout… Ça m’a pas intéressé… Chacun fait ce qu’il veut, franchement. Si l’autre veut pas faire comme son père, il a le droit. Moi, je l’ai compris comme ça, le sujet : en fin de compte, ça veut dire à peu près : tel père, tel fils ! Moi, je me suis dit non ! Pourquoi ça ! Tel père, tel fils ! Dans ma dissert’, j’ai fait le pour et le contre et, en conclusion, j’ai dit non. (Réfléchissant.) J’ai dit non, grâce à l’école en particulier […]. L’école, c’est le passeport… C’est vrai, moi, je vois l’école comme ça, une sorte de passeport. La réussite, la réussite professionnelle, elle dépend beaucoup de l’école pour moi. »

Le refus de la fatalité

Il suffit de comparer les deux extraits cités pour mesurer combien Jean-Michel Blanquer tord les propos de Nassim. Mieux, même : l’élève dit exactement le contraire de ce que prétend lui faire dire le ministre. Certes Nassim, appartenant à cette génération des « enfants de la démocratisation scolaire » (c’est le sous-titre de notre livre), a bien Bourdieu dans le viseur. Car la théorie de la reproduction sociale – telle qu’elle a été vulgarisée et telle que Nassim l’a comprise en tant qu’élève de première ES – semble interdire à jamais à ce dernier toute perspective de mobilité sociale ascendante. Or, à travers ses propos, Nassim s’élève contre « ce Bourdieu » et ce qu’il comprend de son verdict sociologique, qui l’empêcherait de s’arracher à terme à la condition ouvrière et à la pauvreté structurelle qui a été celle de son enfance en HLM.

Nassim entend forcer le destin et contester avec force les prédictions de Bourdieu

Nassim est donc loin d’avoir, comme le dit Blanquer, « intégré l’idée qu’il n’avait aucune chance de réussir, parce qu’il venait d’un milieu défavorisé ». Bien au contraire : il entend forcer le destin et contester avec force les prédictions de Bourdieu telles qu’elles lui apparaissent. Contre le supposé « fatalisme » et « pessimisme » de sa sociologie, Nassim réaffirme son libre-arbitre et la force de sa propre volonté individuelle.

Comment parler des inégalités à ceux qui les subissent

Les propos de Nassim révèlent un phénomène que connaissent bien les professeurs de SES lorsqu’ils doivent aborder Bourdieu en classe. Dans leur contribution au Manuel indocile de sciences sociales (La Découverte, 2019), Tiphaine Colin et Clarisse Guiraud, enseignantes en lycée à Roubaix et Saint-Denis, soulignent les difficultés rencontrées pour évoquer dans leurs cours la question des inégalités sociales de réussite scolaire. D’une part, il peut exister une réaction de rejet venant des élèves, ce qui les empêche de comprendre les mécanismes sociaux qui entrent en jeu. D’autre part, le dévoilement des inégalités sociales au cœur des travaux de la sociologie de Bourdieu peut remettre en cause un certain nombre de leurs certitudes et fortement les déstabiliser. La question se pose en termes encore plus aigus pour les « enfants de la démocratisation scolaire », de milieu populaire. « Comment ne pas heurter les élèves en leur présentant des analyses qui les renvoient à leur propre situation ? Comment leur faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une analyse méprisante pour eux et leur famille ? Comment ne pas entamer la confiance en l’école qui est nécessaire à leur réussite scolaire ? Bref, comment enseigner Bourdieu à ceux dont il parle ? », s’interrogent les auteures.

Ce qui est montré sur un plan statistique est immédiatement perçu par les enfants de milieux populaires comme un destin tout tracé

Bien des enseignants de SES savent que face à des élèves de 15-18 ans qui se projettent dans des études longues, il faut savoir manier avec des pincettes ce thème de la reproduction sociale et des déterminismes sociaux. Car ce qui est montré sur un plan statistique (avec des « chances de » et un langage probabiliste) est immédiatement perçu par les enfants de milieux populaires comme un destin tout tracé et une assignation à rester à leur place en niant toute chance pour eux de réussir à l’école et dans la vie. En ce sens, l’étude des tables de mobilité sociale par les professeurs de SES doit permettre de faire comprendre aux élèves qu’il existe bien une mobilité sociale intergénérationnelle (globalement plutôt ascendante) mais celle-ci se fait surtout par des petits déplacements. Ainsi, ils peuvent observer, en prenant le temps de lire ces tables, que l’école (le diplôme) reste encore le vecteur principal de leur possible ascension sociale.

La France des Belhoumi racontée aux lycéens 

Depuis la sortie de notre dernier livre La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017) (La Découverte, 2018), nous allons souvent le présenter dans des lycées de France et de Navarre dans le cadre de conférences. Cet ouvrage raconte par le menu détail sur quarante ans l’intégration tranquille et silencieuse d’une famille immigrée algérienne de huit enfants. Il cherche à replacer les trajectoires – scolaires, professionnelles, matrimoniales, résidentielles – de ces huit enfants d’immigrés dans un cadre d’analyse centré sur les instances de socialisation. Ainsi, on montre que leurs trajectoires s’inscrivent dans des évolutions institutionnelles, socio-économiques et sociospatiales qui remettent radicalement en question les discours politiques sur l’intégration. Il se trouve que l’école occupe une place centrale dans les processus analysés. Dans la mesure où ce livre croise des thèmes du programme de SES (« socialisation » en première, « mobilité sociale » en terminale), un certain nombre de professeurs de SES l’ont travaillé en cours avec leurs élèves en leur proposant de lire des extraits.

Lors de notre venue au lycée, certains enseignants nous ont confié quelques commentaires écrits (anonymisés) du livre de leurs élèves. Nous livrons ici au lecteur cette « lettre à Stéphane Beaud », rédigée pour sa « prof de SES », par un élève de première d’un lycée de grande banlieue parisienne à recrutement mixte, accueillant pour plus de la moitié des enfants d’immigrés. Précisons enfin que cet élève (père cadre originaire de Vendée et mère d’Afrique de l’Ouest) est, selon son enseignante de SES, très impliqué en cours, participant beaucoup à l’oral, avec beaucoup de pertinence, même s’il fournit très peu de travail personnel et a une tendance à l’absentéisme (particulièrement le matin).

« La réussite pour moi après ce livre n’est plus une option »

Voici ce qu’il écrit : « Bonjour Stéphane Beaud, je suis un élève de première, un élève moyen dans une famille de classe moyenne. J’ai une vie plutôt monotone qui n’a rien à voir avec cette famille. Seulement la famille Belhoumi m’a aidé à comprendre ma petite routine dans mon monde à moi [qui] est un privilège. En effet, la vie de cette famille m’a persécuté [il a sans doute voulu dire « percuté »] et m’a donné un peu la haine, l’envie, la rage. La réussite pour moi après ce livre n’est plus une option. J’ai des parents qui m’aident, une chambre, un bureau et j’ai même mon petit piano. Bien loin de la vie des quartiers ou plutôt celle de Samira [Belhoumi] qui travaille dans sa cuisine après avoir nettoyé. » (Fabien, 28 février 2020)

Se mobiliser… grâce à la sociologie

On voit ainsi que la lecture guidée par sa professeure de SES de La France des Belhoumi a permis à Fabien de « sortir de soi ». Elle lui a surtout fait prendre conscience qu’il est somme toute une sorte de « privilégié », se complaisant dans le non-travail scolaire et ce qu’il appelle sa « routine ». La mise en lumière des processus de reproduction sociale n’aboutit donc pas forcément au découragement et au fatalisme ; elle peut aussi entraîner, comme pour Fabien, une forme de mobilisation.

La sociologie favorise, sous certaines conditions, la possibilité d’être davantage acteur de son existence

Ainsi la mise au jour de processus sociaux expliquant finement des trajectoires scolaires et sociales peut donner des moyens aux élèves de se réapproprier leur destin. La sociologie dé-singularise les enjeux sociaux tout en favorisant chez chacun, sous certaines conditions, la possibilité d’être davantage acteur de son existence. Il s’agit donc de contribuer à tordre le cou à cette idée, fort convenue, selon laquelle la sociologie d’inspiration bourdieusienne serait porteuse de « fatalisme » et/ou de « pessimisme ». Nous pensons tout le contraire. C’est le propre des travaux ethnographiques – n’oublions pas que c’était la première veine des travaux de Bourdieu en Algérie – que de pouvoir « incarner » des processus sociaux abstraits. Une étude de cas comme celle des Belhoumi a sans doute pour vertu de montrer, en acte et dans le temps, les parcours de réussite scolaire et d’émancipation sociale et politique d’enfants d’immigrés.

Il nous semble qu’on est ici assez loin de la « délectation morose impérialiste » dans laquelle, selon Jean-Michel Blanquer, se complairaient les sociologues. Encore faudrait-il prendre le temps de les lire, sans parti pris…

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